Légitime défense : Le droit de se défendre ?
- Publié le :
- 15 janvier 2024
- Type :
- Auto-défense
- Écrit par :
- Tristan D
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Apres avoir exercé en tant qu'avocat, Tristan occupe actuellement un poste de juriste dans le secteur financier.
Il pratique le Kung-Fu depuis 2022.
L’acceptation de la légitime défense en droit français résulte d’un paradoxe : comment l’État de droit, qui s’est construit sur l’opposition à toute domination par la force dans les rapports sociaux, peut-il admettre le recours à la violence physique ? En contrôlant strictement son usage, par l’exigence qu’il soit non seulement défensif, mais également légitime1.
Il est important de comprendre que ce contrôle est strict, car cette violence n’est admise qu’a titre exceptionnel. Le principe demeurant celui de la non-violence, son corollaire est que toute violence doit être réprimée pénalement. Cette exception est d’autant plus strictement encadrée que sa reconnaissance en droit est une admission des limites de l’État de droit. L’État2 dispose du monopole du recours à la violence en tant que garant de l’ordre public3 mais doit admettre d’une part, qu’il n’est pas omnipotent (c’est-à-dire qu’il ne pourra prévenir chaque situation de violence) et d’autre part, que sa légitimité est contestée lorsqu’il est incapable de garantir la sécurité des citoyens4. La notion de légitimité de cette défense repose ainsi sur un équilibre fragile entre le besoin de sécurité et un droit à se faire justice soi-même.
Le droit français a tenté de composer avec ces impératifs en explicitant les conditions dans lesquelles l’on peut se défendre ou protéger une personne ou un bien lors d’une attaque, exercice forcément arbitraire au vu de l’infinie variété des situations concrètes. Ces conditions ne surprendront pas le pratiquant d’arts martiaux, dont l’art est fondé sur la mesure et la maîtrise de soi, mais lui imposent une vigilance particulière.
Les conditions de la légitime défense
Ces conditions sont énumérées aux articles 122-5 et 122-6 du Code pénal reproduits ci-dessous5, dont le respect devra être démontré par l’individu poursuivi et le cas échéant aboutira à l’exclusion de toute responsabilité pénale. Tout recours à la violence par le citoyen dans d’autres conditions est interdit et puni par la loi.
Ainsi pour que la légitime défense soit reconnue, les cinq conditions suivantes doivent toutes être réunies :
▪ L’attaque doit être injustifiée, c’est-à-dire sans motif valable ;
▪ La défense doit se faire pour soi ou pour une autre personne ;
▪ La défense doit être immédiate ;
▪ La défense doit être nécessaire, c’est-à-dire que la seule solution est la riposte ;
▪ La défense doit être proportionnelle, c’est-à-dire égale à la gravité de l’attaque (étant précisé que la loi exclut expressément qu’un homicide volontaire soit une réaction proportionnée à une atteinte aux biens).
On comprendra aisément la motivation derrière ces conditions par des exemples simples : ainsi, la légitime défense ne pourra être retenue :
▪ face à la police employant la force dans l’exercice de ses fonctions6 ou si l’agression n’est elle-même qu’une réponse à une provocation ou une atteinte de l’agressé (l’attaque étant justifiée) ;
▪ si l’agression a cessé et que l’agressé revient se venger (la défense n’étant pas immédiate) ;
▪ si vous ouvrez le feu sur une personne qui vous a giflé (la défense n’étant pas proportionnée).
Nous insistons encore toutefois sur le caractère strict de l’admission de la légitime défense, qui se traduit dans la pratique des tribunaux (qui ne la reconnaissent qu’à titre exceptionnel), et par la charge de la preuve de la légitimité (qui repose sur la victime de l’attaque initiale). Nous reviendrons sur la position très inconfortable d’être la partie devant apporter la preuve de la légitime défense (voir section 2 ci-après), mais notons d’ores et déjà que le droit tente de pallier cette situation, au moins partiellement, en reconnaissant une présomption7 de légitimité de la défense dans les hypothèses visées par l’article 122-6 du Code Pénal cité ci-dessus.
L’analyse opérée par les tribunaux est avant tout affaire de circonstances, reposant aussi bien sur la position de l’auteur, la riposte elle-même que sur la chaine des évènements et par conséquent :
▪ l’attaque peut n’être que vraisemblable (un homme qui tire sur la voiture qui fonce sur lui est en situation de légitime défense, car il pouvait vraisemblablement penser, dans un « climat de peur » lié à un cambriolage de nuit, que les cambrioleurs qui la conduisaient voulaient l’agresser, même si en réalité ceux-ci voulaient simplement fuir) ;
▪ la riposte doit être une « nécessité absolue ». Si d’autres moyens de réagir a l’attaque étaient possibles, tel que l’alerte des services de police, la sommation ou l’usage d’une force moindre, la riposte ne sera pas légitime. Ainsi dans une affaire où une personne, un couteau à la main, se dirigeait vers un individu qui l’avait photographiée, et que ce dernier, armé d’un revolver, a tiré un coup de feu et a blessé son agresseur, la légitime défense avait été rejetée, car la distance séparant les deux hommes et la possibilité que le tireur avait de rejoindre ses camarades ne pouvaient justifier son acte ;
▪ la riposte doit être concomitante, devant se situer dans le même temps que l’agression pour être légitime. Est assimilée à de la vengeance privée le fait d’agir dans un second temps : ainsi une personne agressée prenant ensuite un fusil pour tirer sur son agresseur, après le départ de celui-ci, n’est pas en état de légitime défense8 ;
▪ la riposte doit être proportionnée à l’attaque ou à la menace d’attaque. Cette notion est la plus difficile à appréhender, de nombreux paramètres étant prise en compte, notamment : les caractéristiques physiques (une gifle portée en réponse à une autre gifle peut ne pas être proportionnée en cas de grande différence d’âge et/ou de constitution), la gravité des blessures infligées ainsi que la qualité de l’agressé (militaire, pratiquant d’arts martiaux, etc.) dont les gestes seront examinés avec plus de rigueur encore en fonction de son niveau de formation9.
Les conditions sont posées, mais leur interprétation par les tribunaux est difficilement prévisible, car tributaire des faits de chaque cas d’espèce. Au risque d’imprévisibilité s’ajoute une opposition entre ces conditions objectives et la perspective subjective des victimes d’agression, dont on exige un examen approfondi d’une situation d’urgence.
Les limites du régime : des exigences disproportionnées ?
Des critiques faites au régime de la légitime défense, la plus récurrente qualifie ce régime de favorable aux agresseurs et plus encore, évoque un véritable parti pris de la loi en défaveur des victimes. Ces critiques sont alimentées par des affaires célèbres comme celles du « bijoutier de Nice » (mentionnée précédemment) ou de Jacqueline Sauvage. Celle-ci avait abattu son époux de 3 coups de fusil, ce dernier étant auteur de violences conjugales et soupçonné d’abus sexuel sur leurs filles. La condition de concomitance de la légitime défense n’ayant pas été respectée (les coups n’ayant pas été tirés au moment des actes de violence), elle fut condamnée à 10 ans de réclusion criminelle, auxquels elle échappa seulement en raison d’une grâce présidentielle.
Ces affaires, quoiqu’à fort retentissement médiatique, peinent à faire évoluer le droit français en faveur d’une plus grande protection des victimes, d’une part, car il reste très largement imprégné du monopole d’État sur la répression et l’usage de la force, d’autre part, car il semble inévitable qu’un droit organisé selon un système de normes s’appliquant à tous puisse produire des mesures individuelles injustes10. Au même titre que les résultats de son application, certains fondements du régime de la légitime défense sont également sujets à critiques.
Nous avons vu que le Code Pénal énumère les critères objectifs justifiant le recours à une riposte légitime, mais ne font aucune mention de la perspective de la victime et plus particulièrement des effets du choc psychologique entrainé par une agression. Ceci alors que l’état de stress et de panique intenses pouvant être ressentis par la victime rendent très complexes le respect de la condition de proportionnalité. Face à une agression, elle ne pensera plus qu’à la conduite à adopter pour l’empêcher ou y mettre fin ; et pourtant, par l’utilisation du concept de proportionnalité, on exige de cette victime d’assumer tous les risques de sa riposte. De victime d’une agression, elle pourra rapidement passer au statut de coupable. Or, cette conséquence pourrait être évitée par la reconnaissance d’une présomption de proportionnalité de la riposte en faveur de la victime, en toutes circonstances. Cela reviendrait à faire peser tous les risques sur l’agresseur : les risques juridiques devant un tribunal et les risques factuels dans l’hypothèse où il ferait face à une victime capable de se défendre11.
Ne nous méprenons pas sur les conséquences de l’absence d’une présomption en faveur de la victime : celle-ci devra apporter la preuve de la légitime défense, sans quoi elle sera considérée comme coupable. La preuve est d’autant plus difficile que la riposte est par nature imprévisible.
Comment alors prendre des précautions pour se constituer cette preuve ? Filmer la scène pour un agressé étant difficilement concevable, l’on ne pourra se fonder que sur d’éventuels témoins (rares en cas d’agression). Par ailleurs, l’état de stress intense de la victime aura un fort impact sur sa version des faits. Le cerveau n’étant pas en mode « concentration » mais en mode « survie », le récit risque fort, sans être mensonger, d’être incohérent, incomplet, décousu, et de paraître aisément suspect face à celui de l’auteur de l’agression racontant une version des faits qui lui est forcément favorable12.
À titre de comparaison, le droit suisse fait référence à un « état excusable d’excitation ou de saisissement causé par l’attaque »13 et le droit allemand aux « désarroi, crainte ou terreur »14 de la victime permettant à celle-ci d’échapper à toute responsabilité pénale même si les limites de la légitime défense ne sont pas respectées. Une proposition de loi fut présentée pour intégrer ces notions en droit français en vue de la meilleure prise en compte de la réalité de la situation des personnes agressées15, proposition pour l’instant restée lettre morte. L’inclusion ou non de la psychologie de la victime sera donc laissée à la libre appréciation des juges, perspective forcément aléatoire au vu de la pratique très stricte des tribunaux en la matière.
Quels enseignements pour le pratiquant d’arts martiaux ?
Rappelons d’emblée une évidence : éviter le combat est la meilleure victoire. Il s’agit là d’un enseignement fondamental, non-seulement au vu des risques liés à la violence physique, mais aussi de la sévérité du régime de la légitime défense envers les victimes et de l’imprévisibilité des décisions en la matière (qui sont, nous le répétons, avant tout affaire de circonstances). Il existe cependant de rares situations où la fuite apparaît impossible, car le danger est immédiat ; il faut alors choisir entre la soumission ou la riposte. La soumission revient à placer la victime à la merci de son agresseur16 et la riposte pourrait exposer son auteur à des poursuites pénales. Le choix entre pacifisme et survie est donc éminemment personnel et devra être fait au vu des conséquences possibles des deux options. Si les conséquences de l’agression sont potentiellement graves (nombre, carrure ou armement du/des agresseurs) et qu’il n’existe a priori pas d’autres moyens de les écarter, se pose la question de la proportionnalité de la riposte.
La pratique des arts martiaux en général, et du Kung-Fu en particulier, vise à fournir au pratiquant une panoplie de réponses possibles lorsque la fuite face à une agression est exclue. L’ « attitude martiale » acquise par la confiance en soi et la maîtrise des mouvements permet, en effet, l’utilisation de gestes d’abord purement défensifs face à une agression (garde ou posture visant à impressionner l’assaillant, blocages, regard déterminé17) pour en dissuader rapidement son auteur. Lorsque la dissuasion est elle-même une mesure insuffisante (l’on pense particulièrement aux individus ayant consommé alcool ou stupéfiants), il ne reste que la neutralisation comme riposte ; en d’autres termes, mettre l’agresseur hors d’état de nuire pour mettre fin à l’agression.
Or pour que la neutralisation soit décisive, elle devra être violente. Être trop complaisant, vouloir trop ménager un agresseur qui veut nuire, pourra se retourner contre la victime, car pouvant permettre à l’agresseur de porter de nouveaux coups plus violents encore. Une nouvelle fois, le panel de ripostes pour un pratiquant de Kung-Fu est large : attaques pouvant handicaper (visant les yeux ou entraînant la fracture d’un membre) ou paralyser/figer (visant organes, parties génitales ou méridiens) un assaillant. Ces techniques pouvant être d’une grande violence, l’on ne saurait suffisamment insister sur l’importance d’avoir recours à la technique causant le moins de dommages possibles. Ceci, car d’une part, nous l’avons vu, les tribunaux ne seront que très peu réceptifs aux arguments liés à l’état de choc de la victime causé par l’agression, et d’autre part, ils évalueront sévèrement la riposte d’une personne dont la maîtrise du combat aurait dû inciter à recourir à une riposte moins violente. Quelques jugements de tribunaux français illustrent bien cet état de fait.
L’un de ceux-ci avait été rendu en matière de droit du travail : un salarié ceinture noire deuxième dan en karaté et en aïkido fut licencié pour avoir riposté à une agression par un collègue de travail et une tierce personne, causant au premier un hématome au visage18. Le tribunal des prud’hommes saisi avait d’abord validé le licenciement, au motif que le salarié était expert en arts martiaux et aurait dû se maîtriser. Le salarié a ensuite fait appel de la décision devant la Cour d’Appel de Colmar, l’enjeu étant de convaincre qu’il avait, parmi les ripostes possibles (et malgré sa maîtrise de techniques bien plus destructrices), choisie celle qui tout en neutralisant l’agresseur causait à celui-ci le moins de dommages. La cour d’appel, après un examen poussé des faits, a finalement donné raison au salarié et la riposte fut considérée comme proportionnée. Bien que celle-ci n’ait pas évoqué les qualités martiales de l’individu dans son jugement, l’on voit clairement par cet aller-retour entre tribunal des prud’hommes et Cour d’appel qu’une exigence particulière s’impose au pratiquant d’arts martiaux pour justifier le choix de sa riposte, au vu de sa maîtrise supposée de ces situations, sous peine que cette pratique ne se retourne contre lui et ne lui interdise toute défense…
Autre exemple, révélateur, pour apprécier le caractère proportionnel de la riposte par rapport aux dommages causés. Dans une affaire pénale, la chambre criminelle de la Cour de Cassation19 considéra que le fait de porter une prise de close-combat et un coup de poing à une personne qui l’avait attaqué avec un couteau et lui avait porté un coup de tête était légitime, et ce, même si cette prise et ce coup de poing ont entraîné une tétraplégie de l’agresseur due à un traumatisme cervical, lequel a entraîné une pneumonie à l’origine du décès de la personne. La Cour a retenu que « la personne agressée avait porté à main nue, contre un homme armé d’un couteau, une prise de défense et un coup de poing et s’est donc défendu de manière proportionnée à la menace qu’il subissait ». On peut en tirer deux enseignements principaux :
▪ Premièrement, les juges vont mettre en balance, dans leur analyse de la proportionnalité, les blessures que la personne agressée pouvait raisonnablement craindre de subir et les blessures qu’elle a occasionnées en se défendant. Ainsi même en cas d’utilisation d’une technique de combat entrainant la tétraplégie de l’agresseur, la défense pourra être considérée comme légitime dans la situation extrême où l’agressé pouvait craindre pour sa vie.
▪ Deuxièmement, la personne agressée ne peut être tenue pour responsable de toutes les conséquences de la riposte. Dans notre exemple, l’agresseur est décédé d’une pneumonie consécutive à la tétraplégie entrainée par la riposte, séquelle ne pouvant être ni prévisible ni voulue par l’auteur de la riposte. L’arme et son utilisation par l’agresseur étaient ici les éléments déterminants. En l’absence d’arme, la Cour d’Appel de Grenoble a, elle, jugé que « sont excessifs les coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner, à la suite d’un étranglement porté par un judoka de bon niveau, en riposte à un coup de poing de l’agresseur ».
L’on aimerait pouvoir recommander à chacun les comportements à adopter face aux agressions. La réalité est toutefois bien plus complexe, le choix de subir ou riposter comportant chacun leur part de risques. Les arts martiaux peuvent être d’une aide précieuse à la prise de décision, surtout en ce qu’ils exposent les pratiquants à des situations de violence encadrée pour les aider à garder leur calme tout en restant conscients de leurs limites propres. Par ce calme et une maîtrise accrue de leurs gestes face au danger, les pratiquants pourront progressivement sortir d’une posture de vulnérabilité pour reprendre le contrôle du rapport de force face aux agresseurs.
Dans ce contexte, la riposte représente l’ultime recours, dont l’emploi sera une affaire d’opportunité que chacun sera libre ou non d’exercer, en connaissance de cause. Une fois le cycle de la violence enclenché, les dés sont jetés ; tout au plus l’auteur pourra-t-il agir en fonction de ses dilemmes moraux20 pour protéger sa vie ainsi que celles de ses proches, car l’analyse froide des faits opérée par les tribunaux ne viendra pas forcément à son secours.